Elle avait fait quelque chose que son père désapprouvait ; quoi ? Plus personne ne s’en souvenait. Mais on se souvient de sa terrible punition : son père l’avait trainée jusqu’aux falaises et l’avait précipité dans les abysses glacés de la mer. Là, les poissons avaient dévoré sa chair et arraché ses yeux. Au fond de l’eau, son squelette avait été retourné sans fin par les courants.
Un jour un pêcheur vint pêcher par là ; en fait beaucoup de pêcheurs avaient l’habitude d’aller dans cette baie il y a longtemps de cela. Mais les gens du pays évitaient ce lieu car ils disaient qu’il était hanté ; or cet homme s’était aventuré loin de chez lui et n’était pas au courant.
L’hameçon du pêcheur s’enfonça dans l’eau et se prit naturellement dans les ossements de la cage thoracique du squelette de la femme. Le pêcheur se dit :
« Alors là, j’ai attrapé un beau poisson ! J’en ai vraiment un beau ! »
Il commençait déjà à imaginer combien de gens ce gros poisson pourrait nourrir, combien il durerait et combien de temps cela le libèrerait de la corvée d’aller chasser.
Comme il luttait pour remonter la ligne et le poids lourd accroché à l’hameçon, la mer se souleva en une vague d’écume, son kayak fut bousculé dans tous les sens, car le squelette qui était sous l’eau se débattait pour se libérer. Mais plus il luttait, plus la ligne l’emprisonnait. Quoi qu’il fasse, il était inexorablement tiré vers la surface, retenu par les os de ses propres côtes. Le chasseur s’était détourné pour relever son filet et ne vit pas la tête chauve émerger des vagues, il ne vit pas les petites créatures de corail briller dans les orbites du crane, il ne vit pas les crustacés accrochés aux vieilles dents d’ivoire. Quand il se retourna avec son filet, le squelette tout entier avait fait surface, dans son état actuel, et était suspendu au bord de son kayak par ses longues dents de devant.
« Arg ! » s’écria l’homme, son cœur lui tomba jusqu’aux genoux, ses yeux se révulsèrent de terreur et se cachèrent de l’autre côté de sa tête, ses oreilles rougirent et s’enflammèrent. « Arg ! » hurla-t-il. Il repoussa le squelette de sa rame pour le rejeter à l’eau et se mit à pagayer comme un forcené jusqu’au rivage, sans réaliser qu’il s’était emmêlé dans la ligne.
Le squelette donnait l’impression d’être debout sur ses pieds comme s’il le poursuivait sur l’eau, amplifiant sa terreur. Quoi qu’il fasse pour faire dévier le kayak, le squelette restait derrière et son souffle jaillissait au-dessus de la mer en nuages de fumée, et ses bras s’élançaient comme pour l’attraper et le noyer.
« Arrrrrrgh ! » hurla-t-il en arrivant à terre. D’un bond il sauta de son kayak, en serrant sa canne à pêche contre lui et se mit à courir, le cadavre blanc corail de la femme-squelette toujours accroché à la ligne, sautillant de droite et de gauche juste derrière lui. Il se précipita dans les rochers, et elle le suivit. Il sauta par-dessus les poissons mis à sécher qui s’écrasèrent au sol sous le poids de ses bottes mukluks.
Et pendant tout ce temps la femme-squelette le suivait de près ; elle en profita même pour attraper du poisson gelé pendant qu’il la tirait derrière lui. Et elle se mit à manger car elle ne s’était rien mis sous la dent depuis une éternité.
L’homme finit par atteindre son iglou, plongea dans le tunnel d’accès et rampa à genoux à l’intérieur. Essoufflé, hors d’haleine, il s’allongea dans le noir, son cœur battant à toute allure, à grands coups. Ouf, sain et sauf, il était sauvé, enfin sauvé, merci les divinités, merci le corbeau, oui merci le corbeau et surtout la toute bienveillante Sedna ! Sauvé, enfin !
Alors, imaginez, quand il alluma sa lampe à huile, là, sur son sol de neige, le squelette était là, un tas d’os emmêlés, un genou par-dessus l’épaule, l’autre enfoncé dans la cage thoracique, un pied par-dessus le coude. Il ne sut dire plus tard ce qui lui arriva, peut-être que la lumière adoucissait les traits du squelette, ou peut-être tout simplement qu’il se sentait solitaire. En tout cas ce fut un sentiment de pitié qui l’envahit et il tendit lentement ses mains crasseuses pour démêler le fil de pêche et libérer le squelette en lui disant des mots doux, comme une mère à son fils :
« Oh, na, na, na. » Il libéra d’abord les doigts de pied, puis les chevilles. « Oh, na, na, na. » Des heures et des heures, il continua sa tâche jusqu’à la nuit, puis l’enveloppa de fourrures pour le réchauffer. Le squelette était remis en état, chaque os à la place qui devait être la sienne.
Il tâtonna à la recherche de son silex dans son étui de cuir et fit bruler quelques cheveux pour faire un peu de feu. De temps en temps il jetait un œil au squelette tout en huilant le bois précieux de sa canne à pêche et en rembobinant le fil. Et le squelette sous ses fourrures ne disait mot, n’osant parler de peur de se faire jeter dehors en bas des rochers, brisé à tout jamais.
L’homme se mit à somnoler, s’allongea dans ses couvertures en peau de bête et se mit à rêver. Et vous savez ce qui arrive souvent quand les humains rêvent, une larme perla à sa paupière ; on ne sait jamais quel genre de rêve la provoque, mais ce qu’on sait c’est qu’elle jaillit d’un rêve de tristesse ou de nostalgie. Et c’est ce qui arriva à l’homme.
La femme-squelette vit cette larme briller à la lueur du feu et se sentit brusquement envahie par une soif incroyable. Elle se mit à cliqueter dans tous les sens et rampa jusqu’à l’homme endormi, puis posa sa bouche sur la larme. Cette larme à elle seule fut comme une rivière d’eau douce et elle se mit à boire et boire pour étancher sa soif de tant d’années sans boire.
Elle s’allongea ensuite contre lui, pénétra dans les entrailles de l’homme endormi et lui prit son cœur au battement puissant. Elle s’assit et se mit à le frapper des deux côtés : Boum-Bomm, Boum-Bomm !
Tout en battant la mesure, elle se mit à fredonner : « Chair-chair-chair ! Chair-chair-chair ! » Et plus elle chantait, plus son corps se recouvrait de chair. Elle chanta pour des cheveux, pour de bons yeux et pour de belles mains bien larges, elle chanta pour la fente entre ses jambes, et pour une longue poitrine chaleureuse, et pour toutes les choses nécessaires à une femme.
Et quand elle fut prête, elle chanta aussi pour déshabiller l’homme et s’allongea dans son lit contre lui, peau contre peau. Elle remit en place le grand tambour de son cœur et c’est ainsi qu’ils se réveillèrent le lendemain, enlacés l’un contre l’autre, attachés l’un à l’autre, d’une bien autre manière que la veille, d’une manière bien agréable et durable.
Les gens qui ont oublié la raison de sa punition racontent qu’elle repartit avec le pêcheur et que les créatures de la mer les nourrirent comme il faut, car elle avait appris à les connaitre pendant son séjour sous l’eau. Les gens disent que c’est une histoire vraie et que c’est tout ce dont ils se souviennent.
Le conte de la femme squelette, que nous trouvons dans le livre de Clarissa Pinkola Estes, Femmes qui courent avec les loups, nous invite à vivre l’amour comme une renaissance mutuelle. Ce conte est issu d’une légende du peuple inuit. Jadis, une fille aurait été jetée à la mer du haut d’une falaise, parce qu’elle avait fait quelque chose qui déplaisait à son père, mais personne ne se rappelle de quoi il s’agit exactement.
Ainsi parfois les femmes sont punies, jetées du haut des falaises pour un crime que les hommes réprouvent. Historiquement, cela a existé. Autrefois, en Islande, à Thingvellir, endroit célèbre où a eu lieu le premier parlement islandais, cet endroit était spécial car on y jetait les femmes qui avaient désobéi d’une manière ou d’une autre. Actes cruels, peur de l’autre, désir de pouvoir et de contrôle de ce que l’on ne comprend pas, déni de la différence, difficile de nommer ce qui est souvent innommable.
Si nous revenons au conte et mettons l’accent sur la résonance intérieure, nous sentons qu’il y a là une culpabilité inhérente à la psyché, quelque chose a été fait, autrefois, il y a longtemps dont il reste l’empreinte, une trace qui a déchu la femme du droit à exister, à être créative, à vivre sa vie de femme. La punition en a été l’exclusion et la mort. Que cela soit un vécu symbolique ou une réalité évènementielle, le résultat aboutit à un blocage, une perte de vitalité, une peur de se montrer. Cela condamne la femme à errer dans des lieux dont elle ne peut sortir. Dans la mer, la femme squelette perd sa chair, sa vitalité, elle nourrit les poissons, mais son squelette n’a pas disparu, il flotte dans les eaux, les os dans les eaux, fantôme inquiétant de nacre écumante. On dit d’ailleurs que le lieu où git la femme squelette est hanté et que les pêcheurs évitent d’y venir. La voilà emmurée, dans les eaux de l’oubli.
Comme dans le conte de Barbe Bleue, où les femmes qu’il a tuées gisent en un tas d’os derrière la fameuse porte, même tuées il reste encore quelque chose susceptible de reprendre vie. Ces restes témoignent encore de l’étincelle qui les a animés, la vie ne demande qu’à revenir. De la chair pourrait bien repousser sur ces os pour peu que quelqu’un ouvre la porte ou qu’un pêcheur prenne au bout de sa ligne le squelette amoché, jauni et effrayant qui ballote entre les rochers. C’est ce qui arrive à ce pêcheur qui s’aventure dans la crique hantée, pensant qu’il tient au bout de sa ligne un gros poisson. Il imagine déjà cette grosse prise qui lui garantira un meilleur avenir. Mais lorsqu’émerge le crâne épouvantable incrusté de coquillages de la femme, le pêcheur mort de peur se sauve sans se rendre compte que plus il fuit plus il l’emmêle à sa ligne et l’emmène avec lui. Les voilà liés par le fil de la canne à pêche, le lecteur rit de cette image humoristique. Dans la fuite, au passage, la femme squelette se nourrit de ce qu’elle trouve et cela lui fait du bien.
Non seulement elle est sortie des eaux, telle une vénus de Tim Burton, mais en plus la course est effrénée, elle a tant attendu ce réveil. L’homme ignorant de la beauté de sa prise doit lui aussi se réveiller à sa manière. Ce n’est pas ce à quoi il s’attendait, il fuit apeuré, espérant mettre de la distance et se débarrasser de cette ombre macabre. C’est ainsi que nous agissons lorsque, dans une rencontre amoureuse par exemple, nous pensons que l’autre est la bonne prise qui répondra à tous nos manques, qui comblera toutes nos attentes. Mais la rencontre est avant tout celle-ci : affronter le fait d’être mortel. Je ne sais plus quel philosophe a dit : aimer c’est partager avec quelqu’un le sentiment d’être mortel. Dans une première considération, cela fait peur, mais lorsque nous commençons, essoufflés par la fuite, à nous poser au coin du feu et à regarder vraiment, alors les choses prennent un autre visage.
Ainsi l’homme, épuisé, croit trouver refuge sous sa tente et là il la voit à la lueur du feu. Elle est là. La mort donne soudain à l’amour un visage d’humanité. La nuit, le feu adoucit les regards, réchauffe l’ambiance, ouvre les cœurs. Elle aussi a peur, de ce qu’elle a subi, de ce qu’elle pourrait subir encore, d’être rejetée à nouveau. Pourtant elle n’est pas bien belle à voir : ses os sont enchevêtrés de telle sorte qu’elle a une apparence désarticulée, rien n’est à sa place, tout est en désordre, rien ne va.
Alors l’homme s’approche avec l’infinie douceur qui s’est éveillé en lui, une douceur maternelle et patiente, rassurante, protectrice, il remet chaque os à sa place. Remettre chaque membre à sa place, membres du corps, membres de la famille, membres psychiques. C’est un moment d’une infinie douceur. Tout change à partir de là, tout va reprendre vie, vigueur, ampleur jusqu’à ce qu’elle redevienne active, qu’elle prenne le cœur de l’homme comme un tambour et chante. L’intimité avec l’homme est profonde, elle plonge sa main dans sa poitrine pour entendre le son de son cœur, il la laisse faire dans l’innocence de son sommeil. Elle retrouve la voix, elle revêt son corps de chair par l’acte magique des mots et leur puissance poétique. Elle chante jusqu’à redevenir elle-même et prendre sa place à côté de l’homme. Au petit matin dit-on, leurs corps sont à présent enchevêtrés, mais d’une autre façon, après la nuit durablement passée dans la chaleur et l’amour partagé jusqu’à l’os du cœur.
Le masculin et le féminin sont enfin harmonisés autour de la complémentarité de l’être.
L’homme et la femme portent en eux des qualités du sexe opposé qui apparaissent personnifiées dans les rêves, les fantasmes et les œuvres d’imagination. Carl Gustav Jung a nommé « animus » la composante masculine de la femme et « anima » la composante féminine de l’homme. Tout anima et animus présente des aspects négatifs et positifs. Ces figures adoptent des formes variées ; ainsi, l’animus peut apparaitre en vieillard rempli de sagesse, en prince charmant, en mendiant, mais aussi en personnage agressif ou en sorcier, et l’anima en déesse, en princesse, en femme fatale, en prostituée ou en sorcière. Ils peuvent même revêtir une forme animale.
Prendre conscience de son animus ou de son anima, reconnaitre et intégrer cette part inconsciente masculine ou féminine en nous, restaurer le dialogue entre les différents aspects de soi, se donner le temps d’exister dans chacune de ces dimensions et les habiter pleinement une à une, avec humour si possible, permet à la fois d’en devenir plus proche, et de se considérer avec plus de distance, d’intégrer son ombre, sa persona et de ne plus s’y identifier. Ce faisant, nous pouvons voir les ombres de l’autre et de nous-mêmes, mais nous pouvons aussi accepter de voir la lumière de l’autre, accepter l’autre comme une personne globale, accepter l’ambivalence, ses diverses facettes.
Cela permet aussi à une relation de couple de se développer de façon plus authentique. Mais il nous faudra d’abord intégrer, puis transformer l’énergie négative de l’anima ou de l’animus, avant de toucher à l’harmonie et la plénitude dans le couple extérieur.
Un petit mot sur le couple extérieur :
Le couple extérieur est un espace de projection et non de protection, l’époque fusionnelle d’avec la mère étant un passé révolu. L’espace que le couple offre va nous permettre de ne plus tourner en rond sur nous-mêmes et va permettre de rejouer certaines situations, schémas anciens afin de les conscientiser et de les dépasser. Le couple nous donne donc l’occasion de mieux voir nos chaines afin de s’en libérer. C’est une chance que de vivre un tel rapprochement de soi dans la rencontre de l’autre. C’est une véritable relation thérapeutique, quand elle est conscientisée. Le couple extérieur va nous éclairer sur notre couple intérieur, notre partie inconsciente masculine ou féminine. En effet, l’animus pour la femme ou l’anima pour l’homme va se projeter sur notre conjoint qui devra obligatoirement répondre à notre idéal masculin ou féminin. Ce faisant, nous sommes renseignés par l’autre de ce que nous portons au plus profond de nous-mêmes, comme le miroir reflète notre image qu’elle nous plaise ou non.
Les archétypes de l’anima et de l’animus[1] prennent leur source dans les complexes parentaux. Rendre conscient ces phénomènes de projection, intégrer les complexes parentaux, l’ombre, l’anima et l’animus et se désidentifier de la persona[2], rapproche l’individu de son centre spirituel, de son guide intérieur, de son Soi, c’est cela qu’on appelle le processus d’Individuation.
Comme je l’ai mentionné précédemment, l’animus concerne l’aspect masculin du psychisme de la femme. Il a une dimension positive et une dimension négative.
L’animus, cette partie intérieure masculine, est la partie créative de la femme, celle qui lui permet d’entreprendre, d’agir, de gérer ses émotions, c’est l’élément dynamique en elle. L’animus-compagnon la rend objective et sage. Sous son aspect positif, il peut être un lien avec le Soi, grâce à l’activité créatrice. L’animus donne à la femme l’activité créatrice. C’est un des plus beaux dons qu’il fait à la femme.
Marie-Louise von Franz[3], la plus proche collaboratrice de C.G. Jung qui a beaucoup travaillé sur la symbolique des contes de fées, relate le rêve d’une femme de 53 ans qu’elle accompagne en thérapie. Ce rêve illustre bien le don que l’animus fait à la femme :
Deux silhouettes voilées grimpent sur le balcon et entrent dans la maison. Elles sont enveloppées de manteaux noirs à cagoules, et semblent vouloir nous tourmenter ma sœur et moi. Ma sœur se cache sous le lit, mais les personnages l’enchâssent avec un balai et la mettent à la torture. Puis, c’est mon tour. Celle des deux silhouettes qui commande me pousse contre le mur. Entre temps, l’autre dessine quelque chose sur le mur, et quand je le vois, je di pour les amadouer « Ho, que c’est bien dessiné ! » Mon tortionnaire a subitement le visage noble d’un artiste et dit fièrement « Oui, vraiment ! », et il commence à nettoyer ses lunettes.
Cette femme, comme sa sœur, avait des talents pour la peinture qu’elle n’exprimait pas. Son rêve disait qu’elle devait mettre en œuvre cette potentialité. Chez cette femme, l’animus destructeur se manifestait par des attaques d’angoisse et de panique. Son rêve lui montrait comment cette énergie pouvait se transformer en activité créatrice.
Si l’animus est non intégré, il rend la femme trop masculine, dure… Elle doit alors transformer son animus en donnant du sens à ce qui se joue pour elle au niveau de ses pulsions masculines, retrouver son autonomie en se libérant du contrôle exercé par ses aspects masculins négatifs destructeurs.
L’animus négatif peut s’exprimer par des traits masculins du caractère jusqu’à la violence, quand il n’est pas intégré. Il peut aussi bien se manifester chez une femme dont l’apparence extérieure est extrêmement féminine, par un caractère dur et implacable, ou une attitude hyperrationnelle coupée des sentiments et des émotions, par exemple. Par son aspect négatif, l’animus peut devenir « démon de la mort » et dire tel un Égo déstabilisant : « A quoi bon essayer ! ».
L’animus de la femme est façonné par son père. Un merveilleux conte sur le thème illustre bien cet aspect, c’est un conte de Grimm La jeune fille sans mains. Dans cette histoire, c’est le diable qui personnifie l’animus négatif. L’apparition du diable est directement liée au comportement du père qui, en quelque sorte, a vendu sa fille au diable, vendu puisqu’en échange de sa loyauté, il a retrouvé la richesse. Pour la jeune fille, les conséquences de la prise de pouvoir de son animus négatif sont énormes puisqu’elle va perdre ses mains, coupées par son père à la demande du diable (le père est devenu aussi diabolique que le diable lui-même). La jeune fille sans main finira par intégrer son animus négatif en plongeant en elle-même, dans son inconscient symbolisé par une retraite dans la forêt. Dans ce lieu, par l’enseignement qu’elle en tirera, tel un sage, elle finira par retrouver ses mains en contactant sa créativité en elle (c’est la transformation de l’énergie masculine négative en énergie positive).
Nous verrons plus loin comment cela se manifeste dans la légende de La femme squelette.
L’animus sous sa forme négative est destructeur parce qu’il prive la femme de toute relation, et en particulier avec les hommes. Il incarne une sorte de cocon de rêves et de désirs qui la coupe de la réalité.
Dans les contes, les animus négatifs peuvent apparaitre sous la forme d’un voleur, un meurtrier, barbe-bleu par exemple, célèbre tueur de femmes. Il peut aussi être personnifié par un groupe d’hommes, une bande de criminels… C’est ce qui apparait dans La femme squelette. Parfois, il apparait par le Roi ou le Dieu des morts qui se présente comme un bel étranger. C’est ce qui s’est passé dans la mythologie grecque quand Hadès a enlevé Perséphone[4].
Au niveau de sa structure et de son développement, l’animus suit une progression quaternaire (comme les 4 points cardinaux, les 4 saisons…) :
- Au niveau primaire, l’animus est symbolisé par l’athlète, Tarzan. Ici, les pulsions et l’apparence sont en jeu ;
- Au deuxième niveau, celui de l’action, l’animus peut être symbolisé par Don Juan, charmeur, séducteur) ;
- Au troisième niveau, celui de la connaissance, l’animus est symbolisé par l’intellectuel, l’enseignant, celui qui sait et qui montre ;
- Le quatrième niveau est spirituel, il est symbolisé par le Sage, le Guide.
Pour l’homme, l’anima représente toutes les tendances psychologiques féminines, comme les sentiments, l’intuition, la sensibilité, l’accès aux mondes irrationnels comme l’inconscient, la capacité d’aimer… C.G Jung dit de son anima qu’il est le porte-parole de son inconscient. Quand il trouvait que son affect était perturbé et qu’il se sentait agité, il s’adressait à son anima pour lui demander qu’est-ce qui n’allait pas, qu’est-ce qui était constellé dans son inconscient. Alors des images apparaissaient (particulièrement dans les rêves), ainsi que le sens qu’il pouvait y donnait, et il y voyait plus clair en lui, il s’apaisait.
La partie féminine de l’homme est l’énergie qui permet de communiquer avec le monde des esprits (donc pour nous l’inconscient). D’ailleurs, certains chamanes esquimaux portent des vêtements de femme avec des seins dessinés sur les habits, afin de mieux se relier à leur féminité, donc aux esprits.
L’anima est influencée par la relation enfant-mère. Si la relation a été négative, l’homme peut devenir irritable, vivre avec un sentiment de morosité (je ne suis rien, je ne vaux rien…), être agressif. Ceci peut conduire à une dépression, voir un suicide.
Dans les contes, le versant négatif de l’anima apparait par exemple sous la forme d’une sirène dangereuse et malveillante. Elle charme et elle tue. Cette anima qui attire l’homme est une illusion du bonheur, et surtout d’amour maternel, qui entraine l’homme vers un désir qui ne peut être comblé. Dans les films, cette forme d’anima se présente sous les traits des femmes fatales.
L’anima négative peut aussi entrainer chez l’homme un caractère ironique. Un homme qui aura tendance à faire des remarques venimeuses, à dévaloriser. Dans les contes, on peut trouver cet aspect d’anima négatif sous la forme du serpent qui symbolise le venin. Cette tendance à dévaloriser, à piquer l’autre, est une forme subtile de destruction. On retrouve cet aspect terrifiant et destructeur dans la mythologie, par exemple chez les gorgones sous les traits de Méduse, ou au travers des personnages de sorcières malfaisantes.
Pour revenir aux relations mère-fils, quand elles ont été très positives, voire fusionnelles, il peut en résulter que le fils devient un homme efféminé, pouvant aussi devenir le jouet des femmes. Ou aussi un homme qui devient hypersensible, comme dans un conte d’Anderson, La princesse au petit poids. Cette princesse était tellement sensible qu’elle ressentait la présence d’un petit poids sous son matelas. Il lui fallut plus de trente matelas sous elle pour qu’elle finisse par ne plus sentir le petit poids.
Une des manifestations encore plus subtiles qui s’exprime dans les contes, c’est quand une princesse refuse le mariage. Pire, quand elle exige de ses prétendants qu’ils répondent à des énigmes impossibles à résoudre. Et de toute façon, qu’ils résolvent ou non les énigmes, ils ont perdu d’avance puisque c’est toujours elle qui gagne. Ça renvoie à une anima négative qui peut entrainer l’homme dans un jeu intellectuel destructeur. C’est ce qu’on peut apercevoir parfois dans toute discussion intellectuelle qui coupe l’homme de sa sensibilité et qui le coupe aussi de la vie réelle. Il n’est pas en contact avec son anima puisqu’il est dans l’intellect, et il pense sa vie au lieu de la vivre. On a vu qu’il y a aussi des femmes dans ce schéma.
La projection inconsciente de l’anima négative peut se manifester dans l’exemple du coup de foudre. Alors l’homme plaque sur la femme en question des qualités qu’elle n’a peut-être pas. Elle est l’objet de ses projections, non un sujet d’amour. L’homme veut voir en elle la réplique de sa projection, et si la femme ose être elle-même, il se sent trahi. Mais il peut aussi, par le coup de foudre, trouver la femme qui lui convient.
L’anima de l’homme est importante parce qu’elle assure un rôle de guide, de médiateur entre son Moi, son esprit conscient, et entre l’inconscient menant au Soi. Donc l’homme qui travaille réellement sur les images de son anima, qui leur donne forme soit en travaillant sur lui, ou par l’expression artistique, peut vraiment s’épanouir, peut retrouver cet équilibre entre masculin et féminin.
Tout comme pour l’animus, il existe aussi quatre niveaux dans l’anima :
- Le premier niveau est corporel et instinctif : Ève, Vénus, mais aussi les sirènes, les femmes fatales... L’homme n’a alors pas de recul, il est envouté par le féminin ;
- Le deuxième niveau est symbolisé par la femme d’action. L’homme alors se sent en concurrence. C’est Jeanne d’Arc, Diane la chasseresse, les amazones... ;
- Le troisième niveau tient du sentiment plus élevé. Il est symbolisé par la femme de la sublimation. C’est la Grande mère, la Vierge Marie, Isis… ;
- Le quatrième niveau est celui de la femme sage. La féminité peut collaborer avec le masculin, c’est l’initiatrice, Athéna, la fée.
Le conte de La femme squelette relate parfaitement bien l’histoire d’une femme en quête de son animus, et aussi d’un homme en prise avec son anima.
Le premier symbole apparait sous la forme d’un père qui désapprouve quelque chose dans le comportement de sa fille, au point de la précipiter dans les abimes de la mer glacée. Ce symbole est associé à un animus dans sa polarité négative, non intégré, qui emporte la femme dans les abimes. Il existe une autre version de cette légende décrivant la femme squelette comme une femme très belle, froide, le cœur dur et fermé (principe d’un animus non intégré). Elle aurait eu des prétendants à la pelle qui lui apportait des cadeaux qu’elle regardait avec des yeux absents, puis elle renvoyait ses prétendants, sans aucun sentiment, sans aucune compassion. Tout porte à croire que le père de la jeune fille fut heurté par son comportement, et à la façon dont il traite son anima (sa féminité intérieure), il traite sa fille par projection, comme pour éradiquer cette part de lui-même qu’il ne peut accepter.
Comme pour La jeune fille sans main, la femme squelette hérite des tourments de son père qui manifestement a complètement esquivé le conflit entre le masculin et le féminin (l’homme [le père] ne supporte pas le comportement de la femme [sa fille] envers les hommes). Il projette sur elle sa propre peur d’être anéanti par le féminin qu’il ne peut intégrer en lui. Les conséquences sont terribles pour la femme squelette, puisqu’elle récupère le conflit de son père.
Donc, la femme squelette est jetée dans les abimes, ce qui renvoie au fait que l’animus négatif (symbolisé par le père) peut être extrêmement destructeur pour la femme. Comme nous l’avons vu précédemment, il peut conduire à un sentiment de néant, à une vision de la vie très négative et sans espoir.
Après avoir été détruite par son animus (jeté dans la mer), elle perd sa chair, son corps humain, et il ne lui reste plus que ses os et son esprit. Ce qui fait qu’elle n’est pas morte, mais elle est en souffrance. Cette image parle bien aussi de l’animus froid et sec qui conduit à une véritable désincarnation de la femme. Le mental est coupé du corps. C’est comme si le corps n’est plus incarné, il est froid et sec. Quand le mental devient tellement prédominant et qu’il est coupé du corps, c’est comme si on avait plus de chair, c’est comme si on était un squelette.
Alors la femme squelette se met à chercher désespérément un homme pour retrouver son corps de chair, sa densité. D’abord elle arrive toute seule à se nourrir, puisqu’en chantant, elle fait apparaitre ce dont elle a besoin. Mais par contre, toute seule, elle ne peut pas se réapproprier son corps de chair. Donc elle cherche un homme, et elle trouve l’hameçon du pêcheur. Ce pêcheur est représenté comme un homme bon, généreux, accédant à son imagination créatrice, sachant faire preuve de logique rationnelle. Sentant sa prise, il imagine combien de gens vont être nourris par ce gros poisson qu’il tient au bout de sa ligne. Au moment où le pêcheur voit sa prise, il est effrayé, il s’enfuit de toutes ses forces. Mais la femme squelette s’accroche, elle ne le quitte plus. Vient alors le passage où l’homme, se sentant enfin en sécurité, allume sa lampe à huile et voyant le squelette de la femme comme un tas d’os emmêlés, eut un sentiment de pitié et lui tend ses mains pour lui venir en aide, et la libérer de ses entraves en lui disant des mots doux, comme une mère à son fils.
On voit par là toute le processus du développement et de la transformation de l’animus de la femme squelette. Après avoir été que force physique, dénuée de sentiment (stade 1), elle fait preuve d’initiative et d’action en se mettant en quête de son aspect masculin qui pourra la sauver (stade 2). Puis elle accède à la connaissance, au savoir, chaque os est remis à la place qui devait être la sienne (stade 3). Enfin, par la création, elle joue du tambour avec le cœur de l’homme, elle chante, elle finit par retrouver son corps de chair, son incarnation. C’est ainsi qu’au petit matin, ils se réveillent enlacés l’un et l’autre, attachés par un lien d’amour. Elle a réussi à créer l’union d’harmonie entre ses polarités masculine et féminine (stade 4).
Il est difficile de vivre pleinement, et de façon authentique, s’il n’existe aucune possibilité de dialogue entre les quatre aspects de soi que sont les dimensions féminines et masculines, positives et négatives.
Le travail sur soi permet d’entrer dans chacun de ces rôles et d’explorer en quoi ils peuvent enrichir ou miner la relation aux autres. Se donner le temps d’exister dans chacune de ces dimensions et les habiter pleinement une à une, avec humour si possible, permet à la fois d’en devenir plus proche et de se considérer avec plus de distance.
Les contes, mythes et légendes nous enseignent les moyens d’arriver à cette intégration, à cet équilibre entre le masculin et le féminin. Et cette harmonie intérieure est indispensable à notre processus d’individuation, et donc indispensable pour la réalisation du Soi (de l’âme[5]). La transformation de l’énergie de l’anima ou de l’animus participe à notre équilibre et ce faisant, l’énergie masculine pour l’homme et féminine pour la femme peut alors prendre toute sa place.
C’est la raison pour laquelle les contes finissent presque toujours par un mariage heureux. Cette union symbolise le mariage intérieur, les noces intérieures entre le principe masculin et le principe féminin. C’est à partir de cet équilibre intérieur, que le couple extérieur peut-être réussit.
Par le lien internet ci-dessous, vous trouverez une merveilleuse transposition symbolique de La Femme Squelette à notre société moderne. Un film de Sarah Van Den Boom, produit en 2009.
Synopsis : Une jeune mère de famille épuisée et lassée par un quotidien sans grâce, pleure son amant américain perdu et rêve d’un ailleurs. En elle, la femme-squelette, tapie dans les profondeurs, attend d’être sauvée... Cliquer ICI pour visualiser la vidéo.
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NOTES DE FIN
[1] La persona est le masque que nous portons dans la société, dans notre profession. C’est notre étiquette. Le conseil est de la rendre consciente afin de ne pas s’y identifier.
[2] Marie-Louise von Franz, née le 4 janvier 1915 à Munich et morte le 17 février 1998 à Küsnacht en banlieue de Zurich, est une psychologue suisse, élève et collaboratrice de Carl Gustav Jung.
[3] Fille de Jupiter et de Déméter Déesse de l’agriculture, Perséphone jeune vierge d’une grande beauté, cueillait des fleurs des champs lorsque le sol s’entrouvrit soudain et le dieu des enfers, le sombre et redoutable Hadès, s’empara de la jeune fille. Malgré sa résistance il l’emporta dans les profondeurs de son domaine, le séjour des morts et l’épousa.
[4] L’âme de l’homme est semblable à l’eau ; C’est du ciel qu’elle vient, c’est au ciel qu’elle monte, et il lui faut redescendre sur terre en un changement éternel. « L’âme et la vie » — C.G. JUNG
[5]« [...] L'anima est féminine ; elle est uniquement une formation de la psyché masculine et elle est une figure qui compense le conscient masculin. Chez la femme, à l'inverse, l'élément de compensation revêt un caractère masculin, et c'est pourquoi je l'ai appelé l'animus. Si, déjà, décrire ce qu'il faut entendre par anima ne constitue pas précisément une tâche aisée, il est certain que les difficultés augmentent quand il s'agit de décrire la psychologie de l'animus [...] Le fait qu'un homme attribue naïvement à son Moi les réactions de son anima, sans même être effleuré par l'idée qu'il est impossible pour quiconque de s'identifier valablement à un complexe autonome, ce fait qui est un malentendu se retrouve dans la psychologie féminine dans une mesure, si faire se peut, plus grande encore. [...] Pour décrire en bref ce qui fait la différence entre l'homme et la femme à ce point de vue, ce qui caractérise l'animus en face de l'anima est : alors que l'anima est la source d'humeurs et de caprices, l'animus, lui, est la source d'opinions ; et de même que les sautes d'humeur de l'homme procèdent d'arrière-plans obscurs, les opinions acerbes et magistrales de la femme reposent tout autant sur des préjugés inconscients et des a priori. »
C.G. Jung " Dialectique du moi et de l'inconscient ", Idées / Gallimard, 1973 p 179 et 181.